Naître par deux fois
« Antikira s’est inscrit en moi comme le lieu de mes premiers émois et de mes premières peurs, au point d’avoir l’impression d’y être né, avec la Méditerranée comme berceau. Ce sentiment de naissance provient du fait que j’ai vécu à Antikira mes premières expériences fortes en Grèce, elles m’ont révélé ». Kristof évoque là le sentiment de naître. Et qu’est-ce que naître ? Il existe deux étapes aux dires de certains pédiatres. La première naissance correspond à l’arrivée physique au monde, celle où il a fallu sortir du ventre maternel, faire face à la lumière, survivre à l’environnement. Et puis il y a la seconde naissance au cours de laquelle le bébé décide de naître psychologiquement, c’est-à-dire de vivre vraiment, parce qu’il a trouvé dans le monde qui s’offre à lui une source de sécurité et de plaisir. Naître pour de bon, c’est décider de s’accrocher à la vie, c’est vouloir se mouvoir, c’est désirer. C’est prendre corps, s’incarner. Les lieux, autrement dit les paysages et ceux qui l’habitent, ont sans le savoir permis ce processus d’incarnation. Des rires, des regards bienveillants posés sur nous, des parfums, des sensations délivrent un sentiment d’apaisement d’abord, et puis donnent les clés de l’envie. C’est cela, sans doute, naître, pour ne rester rivé à son drame, à cette mélancolie qui dévore et dont les auteurs les plus emblématiques ne sont pas étrangers à Kristof (de Nietzche et Pavese d’abord...) parce qu’ils parlent de ce vide en soi, de ce sentiment d’absence au monde, d’abandon, qui a pu l’affecter. Sans doute Kristof a-t-il trouvé à Antikira les conditions de cette seconde et vraie naissance, et c’est pourquoi ce lieu le hante, l’habite. Parce qu’il est né là-bas.
Zone intermédiaire
Il y a dans ce premier cercle étudié par Kristof toute la dimension « miroir » de la photographie dont parle Jean Starobinski. Ce travail d’analyse, de tentative d’approche de soi n’est pourtant pas le seul exercice auquel se livre ici l’auteur qui revendique au contraire son intention d’évoquer les enjeux contemporains de la Grèce, autrement dit la dimension « fenêtre ». Si Kristof n’entend pas céder au lyrisme ou à l’image pittoresque, il n’entame pas davantage une restitution froide prétendant à une forme « d’objectivité ». Il se situe dans cette zone intermédiaire entre quête introspective et approche documentaire. Pour lui, les deux démarches ne s’opposent pas ; il y a l’homme et l’Homme. Il y a l’être social, appartenant à une société, et l’être individuel saisi dans son histoire personnelle, marqué par des évènements familiaux, traversé par des émotions. Kristof, par ses prises de vues, par le choix des focales qui expriment une distance et une relation au monde, est bien dans cette « tension » entre parler de la Grèce et parler de lui.
On est d’où l’on naît
On est de là où l’on a choisi de naître. Pierre Bergounioux a écrit à ce sujet des mots inoubliables : « on est d’où l’on naît » et « on n’est qu’une fois ». Autrement dit, on est d’un lieu à jamais. On appartient à cette parcelle terrestre où l’on a pris goût aux choses. Dès lors, l’être n’est plus être abandonné. Il lui suffit de se relier à ce point de la Terre (religare en latin, d’où un rapport mystique à ces espaces-là) pour que rejaillisse en un fragment de seconde ce que nous croyions avoir perdu, c’est-à-dire nous-même. Tout s’y trouve, pour toujours. La mémoire, le sentiment d’identité, restent enfouis dans la géographie. « Le lieu », c’est celui où nous sommes nés et où nous avons la conviction que nous irons mourir. C’est la parcelle que tous les êtres exilés, immigrés portent en eux, jusqu’aux tréfonds de l’âme. Ce lieu, c’est le village natal où nous avons édifié une maison pour les vieux jours, celui où nous projetons tout, jusqu’à la mort (ce cimetière qui nous attend, cet endroit où nous demanderons à nos proches d’éparpiller nos cendres). Le lieu est une question universelle. Kristof n’est pas né à Paris, pas davantage dans le village isolé de Haute-Savoie où ses parents ont déménagé. Il n’est pas de tous ces lieux de vie traversés au fil d’une enfance et adolescence pourtant marquée par bien d’autres voyages, par des déménagements. Il est pour toujours d’Antikira, du golfe de Corinthe, de la Béotie, de cette Grèce mythique à partir de laquelle il a construit son propre mythe. C’est de là que tout s’est imprégné, que le monde est venu à lui, qu’il a pu en quelque sorte s’abandonner à être. Parce que la vie qu’il trouvait là-bas lui autorisait ce lâcher prise, ce contact immédiat aux choses.